Sur la table de la cuisine, bien en évidence, le carnet de santé de Gaspard. Comme si je risquais d’oublier le rendez-vous ! Depuis sa naissance, il y a dix-huit mois, c’est toujours moi qui l’emmène à la clinique pour ses visites de contrôle et pour ses vaccins. Ma femme a horreur des salles d’attente. Elle a horreur de beaucoup de choses d’ailleurs.                                                                                                                               Je l’installe et l’attache sur le siège arrière de la voiture. D’habitude, passées les premières minutes d’excitation où il gigote dans tous les sens, le roulis le berce et il s’endort. Mais aujourd’hui, il tire une drôle de tête.

– Alors mon bonhomme, ça va ?  Tu boudes ?  T’inquiète pas, c’est rien du tout. Juste une petite piqure, tu sentiras rien, j’te promets.

 

Un transat sur la pelouse, une odeur d’huile solaire. Elle rôtissait tranquillement sous le filtre de son chapeau de soleil. « Minou, tu veux bien m’apporter un verre d’eau, s’te plait ? »  Il était heureux. C’était prévu dans 3 mois.  Elle ne lui avait  jamais semblé aussi épanouie.

 

– T’es tranquille, toi. Elle t’emmerde pas. Sauf quand tu fous tes jouets partout. Ça, elle aime pas !

Dans le rétroviseur, un regard inquiet.

– Oh, me regarde pas comme ça. On dirait que c’est d’ma faute…

– huuummmm

– C’est ça mon gars, soupire… « Cœur qui  soupire n’a pas ce qu’il désire ». Tu crois que j’ai ce que je désire, moi? T’as vu son caractère à la mère supérieure. Fais pas ci, fais pas ça. Enlève tes chaussures, frotte tes pieds, baisse la lunette des toilettes. Mais qu’est-ce qu’on s’en fout de la planche des chiottes !

 

C’était bien avant l’arrivée de Gaspard. Leur lit ressemblait à un désert depuis qu’elle avait perdu le bébé. Ce n’était pas le premier. Pas de mot, rien qu’une déchirure qui grandissait un peu plus. Elle se levait tard, se coiffait à peine. Il partait travailler le cœur à l’envers. Le café du matin n’avait plus le même goût depuis que le verdict était tombé : il vaudrait mieux éviter qu’il y ait une prochaine fois.

 

 

– Tu te rappelles la scène qu’elle nous a faite quand j’ t’ai donné un biscuit dans le fauteuil et que t’as fait des taches sur l’accoudoir. La crise ! J’ai dormi une semaine à l’auberge du cul tourné.

– …

– Tu dis rien, bien sûr… Note qu’à ta place, je dirais rien non plus.

 

 La soirée des actionnaires. Il fêtait son engagement comme avocat associé. Durant la soirée, elle  cherchait son regard sans arrêt, l’effleurait dès que l’occasion s’en présentait, jouait à faire tourner son alliance autour de son doigt. Elle portait une robe de soirée noire avec le dos décolleté jusqu’au creux des reins. Une pièce dénichée dans une boutique de seconde main. Sans griffe et renversante.  Cette année la broutille qu’elle portait valait un demi mois de salaire et  n’avait pas suffi à lui arracher un sourire de tout le repas.

 

– Je te signale quand même qu’elle t’a traité de catastrophe ambulante, la semaine dernière. Tout ça parce que t’as renversé un vase sur la table du salon. T’as bien fait, il était moche, le vase.  T’as pas entendu parce que tu faisais la sieste, mais c’était pas joli, joli. Le bébé à sa maman, il en a pris plein la tronche !

 

Le resto de la rue du Bac. La table du fond à gauche. Celle près de la cage d’escalier. La table qui les attendait tous les vendredis soir. Et puis un vendredi sur deux. Ils avaient espacé leurs sorties car c’était toujours la même rengaine. Elle se plaignait de la nourriture, trouvait que l’endroit était devenu trop bruyant. Et depuis que Gaspard était là, c’était pire. Elle ne voulait pas l’emmener avec eux, elle trouvait qu’il gesticulait trop. Elle n’avait pas envie non plus, de le conduire et d’aller le rechercher chez ses parents. Trop loin, trop fatigant. La dernière fois qu’ils  y étaient allés, le patron les avait à peine salués et leur avait dit qu’à l’avenir, ils devraient réserver.

 

–  Tu dors mon bébé ?

 

Depuis que Gaspard courait partout, elle le suivait à la trace avec un torchon, essuyait sans cesse les traces humides sur les meubles de la cuisine, les reliefs de nourriture sur le sol, autour de la table. Il espérait que le cap douloureux était derrière eux, que Gaspard avait en partie comblé le vide, guéri les blessures. Mais il n’avait pas vécu  un jour sans une remarque. Elle râlait en continu. Les engueulait tous les deux, pour un oui, pour un non. Elle se foutait en rogne contre Gaspard et puis le cajolait dans la minute qui suivait.

 

Gaspard s’agite dans mon dos.

– On s’calme, fiston. Pas la peine de remuer comme ça. Tu sais qu’on arrive, hein !

La salle d’attente est remplie. Je respire un grand coup, un parpaing sur l’estomac. J’en ai marre que sa mère me laisse toutes les corvées. Après tout, c’était son idée à elle de venir ici.

– Tu sais que papa était contre, hein mon grand ?

Assis sur une chaise inconfortable, Gaspard  réfugié entre mes jambes,  je sens son corps tout chaud qui tremble contre mes cuisses. Il se met à pleurer.

– Allons chouchou, un peu de courage. T’es un mâle quand même…

Gaspard lève le museau vers moi, l’œil suppliant.

J’avale de travers. Je me dis, oui, mon gars, t’es un mâle. Pour quelques minutes encore…

 

Le regard de Gaspard a eu raison des dernières bribes de soumission de son maître. Elle ne comprendra pas et lui fera une autre scène. Il s’en fiche.

 

– Viens mon chien, je t’emmène voir la mer.

Juillet 2012