Il y a quelques temps, on m’a demandé d’écrire mes mémoires. Je vais vous faire une confidence, ça n’a pas été facile…

Je ne suis pas très bavarde, plus habituée à peser le pour et le contre qu’à crier haut et fort pour me faire entendre, j’ai du rompre ce silence qui m’habite depuis si longtemps pour vous raconter ma vie.

 

Alors voilà,… Tout a commencé au début du mois d’octobre 1959 aux établissements Becker à Bruxelles. Une jolie petite fabrique à l’ancienne, un vaste entrepôt en briques rouges garni de belles fenêtres arrondies et décorées de croisillons en fer forgé. Sa grande toiture d’ardoises reposait sur des piliers en métal rouillé qui arpentaient la grande salle en lui donnant un air majestueux.

Il y avait aussi ce vieux poêle à bois qui trônait au milieu de la pièce et qui emplissait l’air du parfum des buches qui nous réchauffaient l’hiver durant.

Je suis née entre ces murs, toute chancelante, tiraillée entre la nuit que je venais de quitter et le jour qui se levait pour moi. Cherchant l’équilibre entre la peur de l’inconnu et l’envie de découvrir.

 

Très tôt, dès la petite enfance, j’ai ressenti le poids de l’exactitude qui allait peser, tout au long de ma vie, sur mes frêles épaules.

J’avais été conçue par des artisans de génie qui rêvaient de faire de moi l’instrument de précision le plus sophistiqué de l’époque.

Je n’allais pas avoir droit à l’erreur. La mission que mes géniteurs avaient conçue pour moi était d’une telle ampleur que je me sentais écrasée sous le poids de la responsabilité.

Ils m’avaient mise au monde dans le but de le sauver. J’allais devoir fabriquer le remède qui préserve la jeunesse et donne la vie éternelle.

Vous comprenez maintenant l’angoisse qui me rongeait à cette époque !

Quel noble rôle serait le mien ! J’allais pouvoir être fière de ma vie, de ma carrière ! Mon chemin était tout tracé. Mes proches me disaient « ne t’en fais pas, tu as les bras longs, tu es plus forte que tu ne crois et tu es d’une telle précision, tu ne saurais pas échouer !! C’est toi qui  nous  aideras à changer la planète, à la rendre meilleure, à nous aider à couler des jours tranquilles.

Un an plus tard, je fus vendue à une riche entreprise pharmaceutique. Commencèrent  alors de longues heures d’un travail de patience qui m’épuisait un peu plus chaque jour.

Je pensais constamment au bien que je faisais en m’effrayant des effets indésirables que cela impliquait. J’essayais de respecter cet équilibre si précaire qui m’était vital. Y aurait-il une justice un jour ? Reconnaitrait-on mes mérites en me pardonnant mes fautes ?

J’ai travaillé 20 ans à chercher le bon dosage d’un produit, celui d’un autre…

J’ai aidé à la réalisation de quelques découvertes importantes mais pas majeures et à la confection de quelques remèdes qui ont soulagé des milliers de gens.

Et puis les nouvelles technologies sont apparues.

Mon indice de précision de 0,1 qui avait jadis fait ma réputation commençait à faire sourire les jeunettes bourrées d’électronique !

J’ai du me résoudre à céder la place et je suis partie à Farciennes, là où je pouvais encore servir à quelque chose. On venait de me vendre pour une bouchée de pain à une usine qui fabriquait de l’électricité à partir du charbon. J’allais servir à contrôler des échantillons.
Quelle dégringolade me suis-je dit les premiers temps. Mais rapidement, je me suis sentie revivre. Finis le stress, la pression, le besoin de réussite.

Je me suis habituée à la gentillesse de mes patrons, aux petites attentions particulières. La housse de protection que les employés n’oubliaient jamais de poser sur ma carcasse en bois. Les cales en dessous de mes pieds pour ne pas me perturber malgré leurs tables de travail bancales.

Et avec quelle délicatesse  ils refermaient mes fenêtres et trappes à coulisses. Et quand, ô miracle, leurs gros doigts patauds me prenaient les poussières avec d’infinies précautions, cela me donnait l’impression d’une splendeur retrouvée.

Jamais ils n’ont omis de bloquer mon mécanisme, la nuit, pour que je puisse dormir tranquillement.

C’était une vie tellement plus apaisante. Plus marrante aussi. Je partageais le bureau avec une bande de joyeux lurons qui avaient toujours une bonne blague à raconter.

Autant il m’a été difficile de quitter l’atmosphère stérile dans laquelle j’avais mes habitudes, autant je m’enrichissais chaque jour de nouveaux parfums tous plus exotiques les uns que les autres. J’avais découvert un sens que j’ignorais. C’était fabuleux, même si c’était parfois nauséabond !

J’ai dû m’habituer à la fumée de cigarette, au désodorisant bon marché et aux effluves d’hydrocarbure mais c’était tellement mieux que de ne rien sentir du tout.

Je suis restée à l’ombre des terrils pendant les 20 années qui ont suivi. Je me suis épanouie, j’ai appris la camaraderie, l’amitié.

Ce que j’avais perdu en prestige, je l’avais gagné en sérénité.

 

J’ai pris ma retraire en janvier 2001, après 40 années passées au service de l’équilibre.

Actuellement, je coule des jours paisibles au milieu d’autres reliques du siècle passé.

Lorsque nous refaisons le monde, nous nous interrogeons sur le temps qui passe, sur celui qu’il fera demain. Nous palabrons, nous dissertons. Sur tout, sur rien.

Mais quand je repense à toutes ces années, les meilleurs moments de mon existence sont ceux que j’ai vécus à l’abri des montagnes sombres du bassin minier.

Maintenant, j’ai le temps. Le temps de m’intéresser à ce qui n’a jamais intéressé que moi.

Depuis toujours je rêvais de mesurer l’immesurable. Oh ! Pas avec l’extrême précision de mes jeunes collègues, non…Je voulais simplement faire ce que personne n’avait fait avant moi.

Un ami en fin de vie m’a fait don de son corps pour que je puisse réaliser le rêve de toujours. Grâce à lui, j’ai enfin trouvé la paix. J’ai atteint le saint Graal de la balance d’apothicaire.

 

21 GRAMMES

C’est le poids le l’âme.

A 0.1 mg près…

 

 Octobre 2010