Il a éteint son portable pour qu’elle ne l’emmerde pas. Il va poursuivre sa virée jusqu’à l’aube.
Il rentre à la maison, bourré comme toute la Pologne, et s’écroule dans le grand lit vide. Il se dit : « Pas grave, elle reviendra. Elle revient toujours ! » Vers treize heures, quand il ouvre les yeux, un silence pesant règne dans la maison. Un reproche déguisé, un malheur imminent. Il la cherche, téléphone à sa mère, sa sœur, sa meilleure amie. Personne ne l’a vue. Il a bien essayé de la joindre sur son GSM mais il est éteint. Mauvais signe, elle n’oublie jamais de le charger. Elle doit être en colère. Alors, il l’attend, se prépare un café et des toasts, met de la musique pour combler le vide.
Et comme d’habitude, pour se faire pardonner, il passe l’aspirateur, pour tenter de montrer qu’il l’aime. Il ne sait pas lui dire. Il n’a jamais su. Alors quand il sent qu’elle s’éloigne, il fait un effort pour l’aider un peu dans le ménage. C’est sa façon à lui, de lui témoigner ses sentiments. Ce n’est pas de sa faute, il n’a pas appris à parler. A écouter non plus d’ailleurs.
Elle, elle se noie dans le travail pour tenter d’échapper à cette désespérante solitude. Elle se dit qu’il n’a jamais entendu ses appels à l’aide, sa souffrance, sa douleur. Que le langage de son cœur et de son esprit lui sont hermétiques. Qu’il ne comprend que celui de son corps qu’il désire ardemment, très souvent, depuis longtemps. Alors petit à petit, elle en prend son parti. Parce qu’elle l’aime. Tout simplement. A l’approche de ses trente-cinq ans, l’envie d’un bébé se fait doucement sentir. Elle lui en parle.
Il est d’accord, bien sûr, il veut des enfants. Dans un premier temps, ça ne changerait rien pour lui. C’est la maman qui s’occupe du nourrisson. Lui, il lui apprendrait, plus tard, à rouler à vélo, à jouer au ballon, à tirer à la carabine ! D’ici là, il aurait encore bien le temps de faire la bringue avec ses copains. Et puis, une grossesse, ce n’est pas une maladie ! Toutes les femmes font des bébés. Elles sont bien un peu plus chiantes pendant quelques mois, mais après, il aura la paix, elle s’occupera de son mouflet…
Il venait de partir quand elle a ressenti les premières douleurs. Cuisantes, fulgurantes. Des coups d’épée qui lui déchirent les entrailles, le sang chaud qui s’écoule et lui souille les cuisses. La peur aussi. Une peur animale. Une peur de survie, pour elle et pour son enfant. Cinq mois qu’il grandit dans son ventre, qu’elle l’attend, qu’elle lui chante des berceuses, qu’elle lui raconte des histoires. Cinq mois que c’est avec lui qu’elle fait enfin des projets. Et voilà tout ce sang qui coule… Elle essaye d’appeler son homme, il ne répondra pas, il est en vadrouille. Une ambulance l’emmène parce qu’elle ne peut plus mettre un pied devant l’autre. Une sirène, un gyrophare. Elle sombre, inconsciente, bercée par le roulis de la route. L’hôpital, la civière qui cliquette sur les dalles de l’entrée, les couloirs interminables, les néons qui défilent et ce sang rouge qui macule son pantalon. Un scialytique qui scintille au plafond d’une pièce lugubre carrelée d’un vert pisseux. Une piqure sur le dos de la main, la brulure du produit anesthésiant et la lumière qui s’éloigne lentement sous ses paupières.
Sa bouche est pâteuse, sa langue épaisse, sa gorge transformée en papier de verre. Les draps rêches sur sa peau lui font reprendre conscience. Elle a soif. Elle ouvre les yeux, le plafond est blanc, les murs aussi. Un triangle de métal pend au dessus de sa tête. Elle se souvient que le monde vient de s’effondrer. La couverture est légère, elle pèse à peine sur son ventre vide. Il est creux, comme si la vie n’y avait jamais planté ses racines.
Deux jours se sont écoulés. Il appelle l’hôpital. Mort de trouille car que ferait-il sans elle, la femme de sa vie ! La voix désincarnée de la standardiste lui répond qu’ils ont cru la perdre mais qu’elle est tirée d’affaire. Et le bébé ? La voix n’est pas autorisée à divulguer ce genre d’information. Quand il entre dans la chambre, elle détourne les yeux pour ne pas croiser son regard. La couverture est trop plate pour que les nouvelles soient bonnes. Il lui prend la main, elle la retire. Il lui dit que ce n’est pas grave, qu’ils recommenceront. Elle semble si fragile dans ce décor tout nu. Elle n’en est que plus belle encore. Tout est trop blanc dans cette chambre sans vie, jusqu’à son visage, ravagé par le chagrin. Il y met des couleurs vives en lui offrant des fleurs. Elles sont douces, soyeuses, elles exhalent un parfum frais et enivrant.
Elle ne les regarde pas. Ne les hume pas. Cela fait longtemps qu’il ne lui en offre que pour se faire pardonner. Elles ne signifient pour elle qu’une incartade de plus sur laquelle il faudra passer l’éponge. Mais cette fois, il n’y a plus rien pour laver l’affront, plus d’ardoise et plus de craie pour écrire la suite de l’histoire. Pas grave, il a dit…
Il la ramène à la maison sans qu’elle ne lui adresse la moindre remarque. Elle ne desserre pas les dents. Il se sent impuissant, un peu lâche aussi. Parce qu’il lui a laissé affronter ça toute seule, pour une partie de foot et une beuverie en guise de troisième mi-temps.
Elle ne veut rien manger. Elle ne se plaint pas, ne pleure pas. Toute la nuit, elle reste assise dans le fauteuil à regarder, par la fenêtre, la pluie tomber. Au matin, elle se lève, prend dans son sac ses clés de voiture, retire du trousseau celle de la maison, la pose sur la table basse du salon. Elle se dirige vers l’entrée et sans un mot, sans un regard, sort en fermant doucement la porte derrière elle.
Juillet 2011
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