Entries by maryse

Troisième mi-temps

Il a éteint son portable pour qu’elle ne l’emmerde pas. Il va poursuivre sa virée jusqu’à l’aube.

Il rentre à la maison, bourré comme toute la Pologne, et s’écroule dans le grand lit vide.  Il se dit : « Pas grave, elle reviendra. Elle revient toujours ! »  Vers treize heures, quand il ouvre les yeux, un silence pesant règne dans la maison. Un reproche déguisé, un malheur imminent. Il la cherche, téléphone à sa mère, sa sœur, sa meilleure amie. Personne ne l’a vue. Il a bien essayé de la joindre sur son GSM mais il est éteint. Mauvais signe, elle n’oublie jamais de le charger. Elle doit être en colère.  Alors, il l’attend, se prépare un café et des toasts, met de la musique pour combler le vide.
Et comme d’habitude, pour se faire pardonner, il passe l’aspirateur, pour tenter de montrer qu’il l’aime. Il ne sait pas lui dire. Il n’a jamais su. Alors quand il sent qu’elle s’éloigne, il fait un effort pour l’aider un peu dans le ménage. C’est sa façon à lui, de lui témoigner ses sentiments. Ce n’est pas de sa faute, il n’a pas appris à parler. A écouter non plus d’ailleurs.

Elle, elle se noie dans le travail pour tenter d’échapper à cette désespérante solitude. Elle se dit qu’il n’a jamais entendu ses appels à l’aide, sa souffrance, sa douleur. Que le langage  de son cœur et de son esprit lui sont hermétiques. Qu’il ne comprend que celui de son corps qu’il désire ardemment, très souvent, depuis longtemps. Alors petit à petit, elle en  prend son parti. Parce qu’elle l’aime. Tout simplement.  A l’approche de ses trente-cinq ans, l’envie d’un bébé se fait doucement sentir. Elle lui en parle.

Il est d’accord, bien sûr, il veut des enfants. Dans un premier temps, ça ne changerait rien pour lui. C’est la maman qui s’occupe du nourrisson. Lui, il lui apprendrait, plus tard, à rouler à vélo, à jouer au ballon, à tirer à la carabine ! D’ici là, il aurait encore bien le temps de faire la bringue avec ses copains. Et puis, une grossesse, ce n’est pas une maladie ! Toutes les femmes font des bébés. Elles sont bien un peu plus chiantes pendant quelques mois, mais après, il aura la paix, elle s’occupera de son mouflet…

Il venait de partir quand elle a ressenti  les premières douleurs. Cuisantes, fulgurantes.  Des coups d’épée qui lui déchirent les entrailles, le sang chaud qui s’écoule et lui souille les cuisses. La peur aussi. Une peur animale. Une peur de survie, pour elle et pour son enfant. Cinq mois qu’il grandit dans son ventre, qu’elle l’attend, qu’elle lui chante des berceuses, qu’elle lui raconte des histoires. Cinq mois que c’est avec lui qu’elle fait enfin des projets.    Et voilà tout ce sang qui coule…  Elle essaye d’appeler son homme, il ne répondra pas, il est en vadrouille.  Une ambulance l’emmène parce qu’elle ne peut plus mettre un pied devant l’autre. Une sirène, un gyrophare. Elle sombre,  inconsciente, bercée par le roulis de la route. L’hôpital, la civière qui cliquette sur les dalles de l’entrée, les couloirs interminables, les néons qui défilent et ce sang rouge qui macule son pantalon. Un scialytique qui scintille au plafond d’une pièce lugubre carrelée d’un vert pisseux. Une piqure sur le dos de la main, la brulure du produit anesthésiant et la lumière qui s’éloigne lentement sous ses paupières.

Sa bouche est pâteuse, sa langue épaisse, sa gorge transformée en papier de verre. Les draps rêches sur sa peau  lui font reprendre conscience. Elle a soif. Elle ouvre les yeux, le plafond est blanc, les murs aussi. Un triangle de métal pend au dessus de sa tête. Elle se souvient que le monde vient de s’effondrer. La couverture est légère, elle pèse à peine sur son ventre vide. Il est creux, comme si la vie n’y avait jamais planté ses racines.

Deux jours se sont écoulés. Il appelle l’hôpital. Mort de trouille car que ferait-il sans elle, la femme de sa vie ! La voix désincarnée de la standardiste lui répond qu’ils ont cru la perdre mais qu’elle est tirée d’affaire. Et le bébé ? La voix n’est pas autorisée à divulguer ce genre d’information. Quand il entre dans la chambre, elle détourne les yeux pour ne pas croiser son regard.  La couverture est trop plate pour que les nouvelles soient bonnes. Il lui prend la main, elle la retire. Il lui dit que ce n’est pas grave, qu’ils recommenceront. Elle semble si fragile dans ce décor tout nu. Elle n’en est que plus belle encore. Tout est trop blanc dans cette chambre sans vie, jusqu’à son visage, ravagé par le chagrin. Il y met des couleurs vives en lui offrant des fleurs. Elles sont douces, soyeuses, elles exhalent un parfum frais et enivrant.

Elle ne les regarde pas. Ne les hume pas. Cela fait longtemps qu’il ne lui en offre que pour se faire pardonner. Elles ne signifient pour elle qu’une incartade de plus sur laquelle il faudra passer l’éponge. Mais cette fois, il n’y a plus rien pour laver l’affront, plus d’ardoise et plus de craie pour écrire la suite de l’histoire. Pas grave, il a dit…

Il la ramène à la maison sans qu’elle ne lui adresse la moindre remarque. Elle ne desserre pas les dents. Il se sent impuissant, un peu lâche aussi. Parce qu’il lui a laissé affronter ça toute seule, pour une partie de foot et une beuverie en guise de troisième mi-temps.

Elle ne veut rien manger. Elle ne se plaint pas, ne pleure pas. Toute la nuit, elle reste assise dans le fauteuil à regarder, par la fenêtre, la pluie tomber. Au matin, elle se lève, prend dans son sac ses clés de voiture, retire du trousseau celle de la maison, la pose sur la table basse du salon. Elle se dirige vers l’entrée et sans un mot, sans un regard, sort en fermant doucement la porte derrière elle.

Juillet 2011

Chaos

J’ai promis. J’ai promis que je l’aurais terminé pour ce soir.

Une montagne de pièces multicolores et je ne vois que des bleues. Des bleus de ciels, des bleus de mers, des bleus de toutes les couleurs de bleus. Des bleus foncés et des bleus clairs qui se mélangent partout. Des azurs, des ciels, des marines qui  se chamaillent sans arrêt pour attirer mon attention. Je vais les laisser se calmer et  attendre un peu pour les bleus. Ce sera peut-être plus facile une fois que les autres couleurs seront triées. Parce qu’il y a d’autres couleurs, bien sûr. Tenez, les jaunes. Ça va être plus facile avec les jaunes.

C’est important que ce soit terminé pour ce soir…

J’assemble au hasard 3 pièces de  jaunes, mais elles ne s’emboitent pas. Parce que des morceaux de jaunes, il y en a beaucoup, mine de rien. Je croyais commencer par le plus facile, mais les tons de jaunes, c’est presque aussi variés que les tons de bleus ! Jaune canari, jaune safran, jaune soleil, jaune poussin, jaune pâle, jaune ocre…Il y a encore plus de sortes de jaunes que de sortes de bleus. Il me semble que si je séparais les jaunes des oranges ce serait déjà  plus simple. Alors, je recommence à trier. Encore et encore. Je trie, je trie, je trie. Un jaune par ci, un jaune par là.  Non, celle-là est un peu trop foncée, c’est plutôt de l’orange. C’est qu’elle m’engueule l’orange parce que je me suis trompée de tas ! Celle-ci, ce n’est plus vraiment du jaune, mais plutôt du vert.  Je ferai les verts après. Juste avant les bleus. Oui, mais dans les verts, il y a des verts qui ressemblent à des bleus. Les turquoises, je le mets où ? Les turquoises ce sont des bleus ou ce sont des verts ? Et les émeraudes, les émeraudes  c’est sûr, ce sont des verts. Et Les topazes ? Ce sont des verts aussi, les topazes. Enfin, je crois. Non, en fait,  je ne sais pas, les topazes ce sont peut-être des bleus. On dit « des yeux topaze ». Certains disent qu’ils sont bleus, d’autres qu’ils sont gris. C’est peut-être mieux de mettre les topazes avec les gris. C’est vrai que les gris et les bleus c’est très proche, Et si je faisais un tas de gris bleu ? Mais alors, comment je fais, pour savoir si tous ces bleus, ces gris, ces verts, ils  viennent du ciel, des océans ou des forêts ? Et les verts de gris j’en fais quoi ?

Tous les tas s’amoncèlent, il y en a tellement, qu’ils se rapprochent dangereusement les uns des autres. Ils ne sont plus que des semblants de tas qui s’écroulent, se mélangent et ne riment à rien. J’en ai marre de ces pays en désordre, de toutes ces pièces qui s’éparpillent partout. Elles désobéissent sans arrêt pour aller voir sur le tas d’à côté si la couleur n’est pas plus belle ailleurs. A cette allure-là, je n’y arriverai jamais.  Et pourtant, il faut que je continue, j’ai promis pour ce soir…C’est vraiment pas mon truc, ce passe-temps à la con !  Il va être tellement déçu quand il rentrera de l’école…

Ah ! Voilà du rouge. C’est bien aussi le rouge. C’est attirant le rouge. Et puis ça se voit bien. C’est beau un pays tout en rouge. Mais peut-être pas ? C’est peut-être un pays en rouge parce que c’est un pays sanglant. Le rouge sang des génocides et le rouge du sang des femmes qui accouchent de petits soldats. Il faut bien alimenter la machine. Pourquoi ils mettent des pays en rouge ? Peut-être que la terre y est rouge, peut-être que c’est le sang qui s’est infiltré dans la terre qui lui a donné cette couleur rouge. Mais non, du sang quand ça sèche, ça devient brun et puis ça devient noir. Alors ce n’est certainement pas pour ça qu’ils les ont mis en rouge. C’est absurde un pays rouge. Vous avez déjà vu un pays rouge? Un pays c’est brun terre, c’est beige propre,  c’est gris sale, c’est vert feuillage, c’est jaune sable.

Mais alors les rouges, ils servent à quoi, les rouges ?

 

Octobre 2011